|
|
À une vingtaine d’années d’intervalle naissaient, dans la
deuxième moitié du XIXème siècle, dans une région de Pologne qui
appartient aujourd’hui à l’Ukraine, deux personnages qui ont
chacun, à sa manière, marqué la vie musicale polonaise et joué un
rôle d’ambassadeur de leur pays auprès du monde.
Ce disque se veut être une "phonographie" de leur activité
respective à une période où les premières inquiétudes qu’amenait
le XXème siècle ne tardèrent pas à se concrétiser en un conflit
mondial. Alors que Paderewski, au faîte de son activité de
pianiste et de compositeur, se montre viscéralement attaché à des
modèles du siècle précédent, Szymanowski commence son cheminement
de compositeur moderne par des pages qui laissent déjà présager sa
future évolution vers de nouveaux horizons.
Vingt ans d’écart… mais ces vingt années ont, ô combien, pesé
dans la façon qu’eut chacun d’eux d’accueillir le nouveau siècle
et ses détonations, tant politiques qu’artistiques… Au moment dont
nous parlons, Paderewski est déjà dans la force de l’âge, il a
derrière lui de nombreux concerts, mais aussi un mariage
malheureux et une expérience douloureuse de la paternité. Son
style s’est cristallisé autour des échos d’un XIXème siècle
vieillissant, dont il gardera à jamais la nostalgie. Szymanowski,
lui, est encore étudiant, et se prépare à découvrir l’Europe en
pleine mutation avec toute la curiosité et l’avidité d’apprendre
d’un homme chez qui tout reste à modeler. Son œuvre de l’époque,
tout influencée qu’elle est par Chopin, Wagner ou Scriabine,
contient déjà les prémices de ses orchestrations chatoyantes et
exotiques.
Cette divergence de perception et de jugement de ce qu’apporte le
siècle nouveau est également due aux profondes différences de
caractère entre les deux artistes. Paderewski fut un conquérant
conservateur, imposant sa façon d’être et ses idées, jusqu’au
moment où, se sentant trop en décalage, il préféra s’effacer pour
œuvrer sur d’autres terrains. L’âme de Szymanowski était, elle,
voyageuse et assimilatrice ; il parvint à intégrer dans son art
des influences très diverses, se nourrissant du penchant nouveau
pour l’art extra-européen, tout en écrivant une musique toujours
en lien avec un folklore imaginaire polonais dont il fut, avec
Chopin et Paderewski, un des créateurs les plus inspirés.
Un siècle plus tard, Polonais atterri en France par hasard depuis
une vingtaine d’années, je contemple les trajectoires si
divergentes de ces deux hommes. Entre nous, le prisme de la
redéfinition de la
"polonitude" de Gombrowicz, la satire de Witkacy, la perversion de
Lupa, la dictature du général Jaruzelski. Et pourtant, l’attrait
de leur pose reste puissant, leur engagement authentique et
"positif", reléguant bien des personnalités qui leur ont succédé
au rang de contradicteurs heureux de raser d’imposants bâtiments,
sans toujours savoir quoi édifier à leur place. Après les chocs
subis au XXème siècle, la culture et l’identité polonaises sont
toujours en reconstruction, et je leur souhaite d’aboutir non à un
retour à une identité passéiste et révolue, mais à la découverte
d’un lien nouveau et authentique avec le passé, en affirmant avec
conviction ses composantes originales et en se débarrassant des
complexes dont elle reste aujourd’hui chargée.
Alors que la musique de Szymanowski s’est imposée depuis une
dizaine d’années sur les scènes internationales, celle de
Paderewski reste largement méconnue, voire inconnue du public
occidental. Notre manière d’écrire l’histoire de la musique étant
basée sur la rhétorique du progrès, les grands compositeurs
seraient uniquement les novateurs, ceux qui regardent l’avenir,
alors que les musiciens qui ont eu le malheur d’être trop
longtemps tournés vers leurs origines profondes sont rapidement
taxés d’une mélancolie suspecte (maladive ?), voire, insulte
suprême, d’un manque d’originalité les reléguant au rang des
compositeurs de second ordre. L’érosion du temps qui passe les a
condamnés au mutisme, si l’on excepte de rares cas, (comme celui
de Rachmaninov), qui ont réussi à préserver leur voix malgré les
attaques incessantes des "connaisseurs" et grâce à la sensibilité
d’un public pour qui l’intérêt d’une musique ne réside pas
seulement dans son caractère innovant, mais également dans son
contenu propre. Autrement dit, il est possible d’entendre une
œuvre pour elle-même, et non seulement par rapport à toutes les
autres.
Il me semble qu’il y a là une confusion dangereuse entre l’intérêt
d’une œuvre d’art et celui des résultats de recherches d’un
scientifique… Vue sous cet angle, la musique de Paderewski a
effectivement peu de chances d’intéresser grand-monde. Mais sa
force n’est-elle pas, comme dirait Gombrowicz, dans son
"immaturité", sa jeunesse, dans sa légèreté qui ignore son devoir
de progrès, son devoir d’être "géniale" ? Cela se peut bien. Et si
l’on en croit les canons de jugement de l’auteur de Ferdydurke,
Paderewski pourrait donc bien se révéler être un des compositeurs
les plus polonais qui soient.
Ma fracassante carrière de pianiste appartient à un autre temps.
Un temps où l’homme laissait fleurir en lui de nobles aspirations,
où la beauté artistique était attachée au sentiment et à la
sensibilité et jaillissait de l’élan naturel et conjoint d’une
belle âme et de mains savantes et agiles, où la société savait
récompenser chacun de ce qui lui était dû, où les grands
accédaient à la grandeur.
Ce temps n’existe plus. Le chaos s’est immiscé dans les choses de
ce siècle, insidieusement ; l’homme a perdu son cap, l’art sa
raison d’être. Les grandes figures du passé ont été piétinées,
renversées par l’insensible, l’incompréhensible, l’inhumain. Les
dieux de l’inspiration spontanée remis au placard, la froideur de
l’intelligence calculatrice a pris leur place et tente de séduire
la sensibilité par ses artifices, pour mieux la dévorer… La mienne
ne peut se résoudre à se laisser duper. Pris dans cette vague, je
ne me relève pas, mon esprit tourne telle une girouette et mon
port d’attache n’est plus. Jouer, créer, je ne le peux plus.
Pourtant, plus que bien d’autres j’ai passé du temps à apprivoiser
mes doigts, mû par une volonté à toute épreuve, envers et contre
tous ceux, parmi mes professeurs, qui ont tenté de me convaincre,
pauvre fou, que je n’étais pas fait pour être pianiste… J’étais un
bon musicien, un compositeur prometteur, et Leszetycki lui-même
n’a pas tout de suite cru en moi. Ma technique était imparfaite,
car on ne me l’avait jamais apprise ; je m’étais débrouillé tant
bien que mal, cherchant en vain la personne qui me révélerait les
secrets de cet instrument qui savait aussi bien élever les cœurs
que faire chavirer les foules.
Leszetycki se révéla être cette personne tant désirée : il
m’apprit la discipline et la nécessité de travailler le jeu, et
non seulement jouer. Mes concerts, de plus en plus nombreux, m’ont
vite obligé à accepter cette réalité impérieuse, sans laquelle je
n’aurais jamais acquis la solidité nécessaire ; et je passai des
nuits à m’entraîner entre deux apparitions publiques, à peaufiner
des programmes énormes, mettant ensuite un instant à offrir à mon
public assoiffé ce que j’avais mis des éternités à bâtir,
m’écorchant les mains à ne pas décevoir, ruinant ma santé pour
respecter mes engagements.
Mais, alors que je triomphais dans les plus grandes salles de
concert du monde, le spectre de ma chère Antonina me hantait
toujours, et je ne pouvais penser à notre fils sans éprouver un
sentiment mélangé de rage et de culpabilité. Qu’a-t-il fait, ce
pauvre enfant, pour être atteint d’une telle infirmité ?! Et qu’y
pouvais-je, moi, qui n’arrivais pas à l’approcher sans qu’une
vague de sanglot ne montât jusqu’à ma gorge nouée, et qui n’ai pas
su être un père pour lui ? Son poids m’oppressait, j’étais trop
faible, il me faisait penser à elle, je ne pouvais supporter cela.
Je ne peux pourtant résumer ma passion pour la musique à une
échappatoire. Toutes ces mélodies que j’ai entendues dès la plus
tendre enfance, ces rites campagnards accompagnés de danses qui
avaient toujours le pouvoir d’aller au plus profond de moi et de
m’incliner soit vers une noble nostalgie qui, par sa tenue
altière, arrivait, je ne sais comment, à ne pas verser dans un
flot de larmes amères qui coulent de l’irrémédiablement perdu,
soit vers une sérénité souriante, quand ce n’était pas vers une
allégresse franche et malicieuse qui menait parfois vers un élan
de folie oubliant son corps et se libérant dans une trajectoire
inespérée et insensée… Tout cela débordait de moi à tel point
qu’il m’aurait été inconcevable de ne pas le libérer, après
l’avoir assimilé, en redonnant à toutes ces musiques l’existence
matérielle qu’elles avaient momentanément quittée en intégrant mon
être. Je n’avais pas le choix, et les évènements douloureux que
j’ai eu à subir n’ont fait que renforcer ma détermination.
Mais la musique ne me suffisait pas, et je sentais, au fond de
moi, que mon pouvoir d’électriser les foules était destiné à
servir d’autres desseins… Défendre les intérêts de ma patrie,
celle que j’ai quittée dépiécée et que j’ai vue envahie… J’en ai
toujours senti la nécessité impérieuse, et le dégoût que je
ressentais envers la domination et la tyrannie se joignit à la
volonté d’interférer en faveur de ce qui m’a été si proche que,
malgré les années d’éloignement, j’en reste marqué à jamais, et en
même temps si douloureux, que je n’ai jamais pu me résoudre à le
revoir en face.
J’ai pu, grâce à Dieu, accomplir bien des choses en ce domaine…
les talents de pianiste concertiste et d’homme-orateur politique
ne se rejoignent-ils pas en bien des points ? Cette capacité à
sentir la température d’un auditoire, l’instinct de deviner la
manière adaptée pour lui parler, sans le moins du monde pervertir
sa pensée propre, mais plutôt en laissant l’ambiance présente la
porter à sa façon, se laisser emporter par les étincelles dans
l’air sans perdre le contrôle, sans se brûler les ailes… Cette
double activité me paraissait nécessaire, et je ne la ressens
nullement comme un éparpillement suspect ou dilettante, mais bien
comme une même énergie canalisée différemment. Il y a des moments
où la satisfaction de procurer un plaisir esthétique ne suffit
pas. Surtout lorsqu’on se trouve face à des hommes qui subissent
la guerre ou la tyrannie.
Aujourd’hui, je suis un homme du passé. Un passé brillant, plein
de lumières étincelantes et de miroirs finement sculptés, dans
lesquels se reflètent, tournoyants, des visages nobles, taillés
dans la masse, et des regards clairs, radieux et francs, telles
les âmes dont ils constituaient le prolongement direct. Et
j’entends encore ces voix aux intonations sinueuses, qui nous
entraînent à les suivre dans des chemins serpentant vers des
hauteurs suspendues, et qui s’arrêtent un instant, le temps
d’apprécier leur fragilité, leur écho fugitif. Je m’enfonce dans
ce nuage qui m’emporte de plus en plus loin du réel que je ne veux
plus voir, dans lequel je ne me reconnais plus. Ma chevelure,
jadis dorée et flamboyante, se dissout dans la brume grise, et mon
visage aux traits aquilins devient flou. Les contours s’effacent.
Après des années d’âpres efforts, le Chevalier à la Triste Figure
s’est, en son temps, résigné à l’abandon. Je dois, à mon tour,
accepter que mon existence dans ce siècle ne devienne futile, et
réaliser que mes combats se soient jadis orientés contre des
géants devenus aujourd’hui de risibles moulins.
Peut-être, dans des époques futures, existera-t-il des personnes
qui sauront apprécier mon œuvre. À l’échelle de l’Histoire de la
musique, je n’ai sans doute rien d’un génie, d’un démiurge qui
sait faire apparaître des mondes nouveaux, ou plutôt révéler ceux
qui n’attendaient que cela ; car je crois que la pierre renferme
déjà la sculpture et les sons ne demandent qu’à être assemblés en
drames. Je ne renie pas mes maîtres, je ne me cache pas de leur
influence, et j’ai toujours préféré me situer comme commentateur
passionné de cette époque qui m’a tant émerveillé, que j’ai aimée
et dont je me sens toujours si proche. Et je suis sûr que mon
œuvre a encore le pouvoir de résonner en des oreilles sans préjugé
et en des cœurs qui ne se renient pas. […]
Extrait des Mémoires d’un Paderewski imaginaire, de D.
Leszczynski.
Né en 1978 à Lublin (Pologne), David Leszczynski est admis à
l'âge de 15 ans, dans la classe de piano de Michel Béroff au
Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Il y
obtient, trois ans plus tard, le Premier Prix et le Diplôme de
Formation Supérieure de piano (mention "très bien"), et est choisi
par la Fondation de France pour recevoir le prix
"Drouet-Bourgeois", récompensant un pianiste du Conservatoire
particulièrement prometteur.
Depuis, il se produit régulièrement en concert en France
(Auditorium Saint-Germain, Ambassade de Pologne, Institut Culturel
Polonais et Hongrois, Salle Rossini, Salle Adyar, Auditorium St
Eustache, Espace Reuilly, Maison Claude Debussy…) et à l’étranger
(Belgique, Espagne, Italie, Pologne, Portugal), aussi bien en
récital qu’avec orchestre, dans le cadre d’émissions
radiophoniques (France-Musiques, France-Culture) ou de festivals
(Villecroze, Moulin d’Andé, Flaine, Piano des Dômes…), aux côtés
de partenaires renommés tels que Xavier Phillips, Maryvonne Le
Dizès ou Vincent David. Il est l’invité de plusieurs
master-classes (et notamment avec György Sebók à Ernen, en Suisse
; avec Alexander Satz, Vadim Monastyrski, Mikhaïl Voskressensky,
Aldo Ciccolini, Jean-François Heisser, Marie-Josephe Jude…). Il
est lauréat du Concours International de piano Cittá di Camaïore
en Italie.
Il étudie l’écriture au Conservatoire de Paris auprès d’Alain
Bernaud, Jean-Claude Henry et Thierry Escaich et reçoit 3 Premiers
Prix (harmonie, contrepoint, fugue et formes), tous à l’unanimité
des différents jurys. Également attiré par l’accompagnement, il
est diplômé de la classe de Jean Koerner (Prix avec mention Très
Bien à l’unanimité). A la rentrée 2005, il est nommé professeur
d’écriture (fugue et formes) au CNSMDP. Par ailleurs, titulaire du
Certificat d’Aptitude à l’enseignement, il est professeur de piano
au Conservatoire Maurice Ravel à Paris.
Born in Lublin (Poland) in 1978, David Leszczynski studied at the
Conservatoire de Paris, graduating with First Prize in piano,
piano accompaniment, harmony, counterpoint and fugue, along with a
Certificate of Aptitude for piano teaching.
He has taught musical notation (fugue and form) at the
Conservatoire de Paris and piano at the municipal conservatoires
in Paris. He performs regularly as a soloist and chamber musician
at concerts in both France and abroad.
Ignacy Jan Paderewski (1860-1941) was a pianist, composer and
politician. His career as a concert performer would take him
beyond the frontiers of his native country to perform in the
greatest concert halls of the world, sometimes giving over a
hundred concerts per year. As a composer, most of his work is
based on the piano, but it also includes chamber music, orchestral
and opera pieces.
Paderewski was not only a composer, however, he was also a
well-known statesman. During World War I, he defended the Polish
cause in the United States before becoming ambassador for Poland
and provisional head of state. He continued his political
engagement during World War II as president of the Polish National
Council in exile in the United States in 1940.
Although Paderewski would spend most of his life far away from
Poland, his native country and musical heritage would remain the
centre of his concerns throughout his life.
Unlike Paderewski, Karol Szymanowski (1882-1937) would not
experience the same runaway success in his lifetime. Today,
however, he is considered to be one of the leading Polish
composers. An avid traveller, he roamed his way across Europe with
his musician friends (among which included Arthur Rubinstein), the
United States and Northern Africa. These exotic experiences would
leave lasting influences on his music tinging it with
impressionist colours, which are expressed in the brilliant
orchestrations and in a sense of harmony unrivalled in Debussy or
Ravel. Polish folklore, however, remains a central element of his
musical imagination, as shown in his opera Król Roger (‘King
Roger’).
Translation : Géraldine Ring
Accueil | Catalogue
| Interprètes | Instruments
| Compositeurs | CDpac
| Stages | Contact
| Liens
• www.polymnie.net
Site officiel du Label Polymnie • © CDpac • Tous droits
réservés •
|
|
|